Chapitre 32
Campée devant une fenêtre, Kahlan regardait tomber la nuit. Comme prévu, il neigeait et un vent froid soufflait. Derrière elle, Richard était assis à son bureau, la magnifique cape pliée sur le bras de son fauteuil. En attendant l’arrivée des deux généraux et de leurs officiers, il travaillait sur le journal de Kolo avec Berdine.
La Mord-Sith émettait des propositions et il se contentait de grogner de temps en temps pour les valider. Dans son état, l’Inquisitrice doutait que le Sourcier fût très utile pour sa collaboratrice.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Kahlan vit que Drefan et Nadine étaient toujours assis ensemble près de la cheminée. Richard leur avait demandé de rester pour répondre aux questions des militaires. Tacticienne hors pair, l’herboriste se concentrait sur le guérisseur, comme s’ils étaient seuls au monde. Attentive à ne jamais croiser le regard du Sourcier, et surtout celui de sa fiancée, elle évitait de trahir son intense satisfaction.
Mais elle n’avait aucune raison de triompher, et Shota non plus. Le mariage était simplement différé, jusqu’à…
Jusqu’à quand ? Qu’ils aient enrayé la peste ? Que tous les citoyens d’Aydindril l’aient attrapée ? Qu’ils en soient eux-mêmes victimes, comme l’annonçait la prophétie ?
Kahlan approcha de Richard et lui posa une main sur l’épaule. Elle avait tant besoin de le toucher. Les esprits du bien en soient loués, il le sentit et posa une main sur la sienne.
— Ce n’est qu’un contretemps…, souffla l’Inquisitrice en se penchant un peu. Rien n’a changé, Richard, je te le jure. Notre bonheur est seulement remis à plus tard.
— Je sais…
À cet instant, Cara ouvrit la porte et passa la tête dans la pièce.
— Seigneur, ils arrivent.
— Merci, Cara. Laisse la porte ouverte et dis-leur d’entrer.
Raina se pencha vers la cheminée et embrasa un long tison. Prenant appui d’une main sur l’épaule de Berdine, elle s’étira au maximum pour allumer une lampe, à l’autre bout de la table. Quand sa longue natte noire lui caressa la joue, l’autre Mord-Sith se la gratta, comme si ça chatouillait, et sourit à sa compagne.
Entre les deux femmes, ces manifestations publiques d’affection étaient rarissimes. Mais Raina, après ce qu’elle venait de voir en ville, avait besoin de tendresse et de consolation.
Aussi cruel qu’eût été leur conditionnement, ces femmes réapprenaient lentement à éprouver des sentiments humains. Face à des enfants malades ou morts, la carapace de Raina n’avait pas résisté, et c’était une très bonne nouvelle.
Dans le couloir, Cara invita les militaires à entrer.
Toujours aussi impressionnant, le général Kerson, un colosse aux tempes grisonnantes, franchit le seuil le premier.
Plus âgé, la moustache et les cheveux quasiment blancs, le général Baldwin, chef des forces keltiennes, le suivait comme son ombre. Bien plus distingué que son collègue, il n’en paraissait pas moins menaçant.
Pendant que leurs officiers entraient, les deux chefs s’inclinèrent devant Richard et Kahlan.
— Ma reine, seigneur Rahl, dit Baldwin, vous revoir est un honneur…
L’Inquisitrice salua le général d’un bref hochement de tête.
Richard se leva. Pour lui dégager le passage, Berdine se contenta de reculer un peu sa chaise. En bonne Mord-Sith, elle ne prit pas la peine de lever les yeux sur les fâcheux qui la dérangeaient en plein travail.
— Bonjour, seigneur Rahl, dit Kerson en se tapant du poing sur le cœur. Et à vous aussi, Mère Inquisitrice.
Derrière leurs chefs, tous les officiers firent la révérence. Sans montrer de signes d’impatience, Richard attendit qu’ils en aient fini avec le protocole. Cette réaction ne lui ressemblait pas, pensa Kahlan, mais il ne devait pas être pressé d’entrer dans le vif du sujet.
— Messires, dit-il simplement quand il ne put plus retarder l’échéance, j’ai le regret de vous informer qu’une épidémie fait rage en Aydindril.
— Une épidémie de quoi ? demanda Kerson. Encore ces foutues coliques ?
— Non. Cette fois, il s’agit de la peste.
— La Mort Noire, dit Drefan dans le dos de Richard.
Les militaires retinrent leur souffle, attendant la suite.
— Le fléau est récent, continua Richard. Une chance qui nous permettra de prendre toutes les précautions possibles. Pour le moment, on dénombre une vingtaine de cas. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve ? À ce jour, près de la moitié des malades ont succombé. Demain matin, ce nombre aura encore augmenté.
— De quelles précautions voulez-vous parler, seigneur Rahl ? demanda Kerson. Vous pensez pouvoir protéger les soldats et les citadins ?
— Hélas, non, général…
— Alors, qu’entendez-vous faire ?
— Avant tout, disperser nos hommes. Mon frère a affronté la peste, et il s’est renseigné sur les grandes épidémies du passé. Nous pensons que cette maladie se transmet comme la grippe ou le rhume. Quand une personne l’attrape, tous ceux qui entrent en contact avec elle risquent de l’avoir aussi.
— Moi, j’ai entendu dire qu’elle infecte l’air, dit un officier, derrière Baldwin.
— Une hypothèse répandue, oui. On accuse bien d’autres facteurs : l’eau empoisonnée, la nourriture pourrie, la chaleur qui augmente trop la température du sang…
— Ou encore la magie ! lança un autre officier.
— C’est possible, admit Richard. On prétend aussi qu’il s’agit d’une punition envoyée par les esprits, pour nous faire expier nos péchés. Mais je ne souscris pas à cette théorie. Cet après-midi, j’ai vu des enfants souffrir et mourir. Même furieux contre nous, les esprits ne frapperaient pas des innocents.
— Alors, d’où vient ce fléau, selon vous ? demanda Baldwin.
— Je ne suis pas un expert, mais l’explication de mon frère me convainc. Comme les autres infections, la peste est transmise par les premiers malades qui contaminent ceux qui les touchent ou qui les approchent. Cela semble logique, même si le mal est bien plus grave qu’une grippe. D’après ce que je sais, peu de gens y survivent…
» Si Drefan a raison, nous devons agir vite pour préserver notre armée. Bref, il faut que les hommes se séparent et forment de petites unités !
— Seigneur Rahl, intervint Kerson, pourquoi n’utilisez-vous pas la magie afin de nous débarrasser de cette calamité ?
Kahlan tapota le dos du Sourcier pour l’inciter à garder son calme.
— Désolé, répondit-il, sans une once de colère dans la voix, mais j’ignore comment m’y prendre. Et à ma connaissance, aucun sortilège n’a jamais vaincu une épidémie de peste.
» Gardez une chose à l’esprit, général : quand l’heure a sonné, même le plus grand sorcier ne peut échapper au Gardien. Dans le cas contraire, les cimetières feraient faillite, faute de clients. Mais personne n’a des pouvoirs égaux à ceux du Créateur.
» Notre monde repose sur la notion d’équilibre. Tout être humain, et en particulier un soldat, peut aider le Gardien en semant la mort. Inversement, nous servons le Créateur chaque fois que nous protégeons la vie. Ne sommes-nous pas les mieux placés pour savoir que c’est la véritable mission des guerriers ? Parfois, nous devons tuer pour éliminer un ennemi acharné à détruire la vie. Hélas, on se souvient de nos victoires les plus meurtrières, jamais des jours où nous parvenons à ne pas verser le sang.
» Les sorciers aussi sont soumis à la loi de l’équilibre. Dans l’univers, le Créateur et le Gardien ont tous les deux un rôle à jouer. Aucun être vivant, quel que soit son pouvoir, n’est autorisé à leur dicter leurs actes. Un sorcier peut s’arranger pour qu’un événement se produise. Un mariage, par exemple. Mais il ne saurait contraindre le Créateur à donner un enfant à ce couple…
» Un sorcier doit se souvenir qu’il vit dans le même monde que les autres hommes. Son devoir est de les aider, comme un fermier qui donne un coup de main à un voisin au moment de la récolte – ou quand il doit lutter contre un incendie.
» Bien entendu, le pouvoir permet d’accomplir des actes hors de portée du commun des mortels. Un peu comme tes muscles, qui t’aident à manier des haches qu’un homme plus âgé pourrait à peine soulever. Mais la force ne peut pas tout, et un vieillard, parce qu’il a de l’expérience, peut parfois triompher d’un colosse…
» Aussi puissant qu’il soit, un sorcier est incapable de créer la vie. Alors qu’une jeune femme y parvient sans peine, même si elle n’a aucun pouvoir et manque d’expérience. Et cette magie-là, au fond, est peut-être supérieure à toutes les autres.
» En conclusion, s’il est vrai que je suis né avec le don, ça ne signifie pas que mon pouvoir suffise à enrayer la peste. La magie ne peut pas résoudre tous nos problèmes, mes amis. Comme vous connaissez les limites de vos troupes, je suis contraint d’admettre les miennes. Sinon, je serais plus dangereux encore que la peste !
» Beaucoup d’entre vous ont vu mon épée tailler en pièces nos ennemis. Hélas, elle ne peut pas frapper celui-là. Et d’autres magies sont également susceptibles d’échouer face à la peste…
— Devant sa sagesse, nous nous inclinons…. cita Kerson à mi-voix.
D’autres voix vinrent saluer la logique du discours de Richard. Kahlan se réjouit qu’il ait réussi à convaincre des hommes si durs. Mais s’était-il convaincu lui-même ?
— La sagesse n’a rien à voir là-dedans, marmonna-t-il. C’est une simple affaire de bon sens… (Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées.) Mais n’allez pas croire pour autant, messires, que j’ai l’intention de baisser les bras devant l’épidémie. Au contraire, je la combattrai de toutes mes forces. (Il posa une main sur l’épaule de Berdine.) Une amie m’aide à explorer les livres de l’ancien temps, à la recherche de l’antique sagesse des sorciers.
» Si la magie peut agir, je découvrirai comment. En attendant, nous devrons recourir à d’autres moyens pour protéger la population et la troupe. Les hommes doivent se disperser !
— Et que feront-ils après s’être divisés ? demanda Kerson.
— Ils quitteront Aydindril.
— Vous laisserez la ville sans défense, seigneur ?
— Non, général. Quand nos forces se seront séparées, elles prendront position autour de la cité. Elles contrôleront les voies d’accès, mais ne seront plus exposées à la peste. Aucun adversaire ne tirera parti de cette tactique.
— Et face à une attaque massive ? insista Kerson. Vos petits groupes seront submergés.
— Nous placerons des sentinelles, et des éclaireurs s’assureront que personne n’avance vers nous. N’hésitez pas à en envoyer beaucoup, parce que leur rôle sera essentiel. Je doute que des forces de l’Ordre Impérial se soient déjà enfoncées si loin au nord, mais si je me trompe, nous serons avertis largement à temps. Regrouper nos troupes ne sera pas difficile, puisqu’il n’est pas question de les expédier aux quatre coins du pays, mais simplement d’empêcher la propagation de l’épidémie.
» Messires, toutes les suggestions seront les bienvenues. C’est en partie pour ça que je vous ai convoqués. Alors, ne craignez pas de vous exprimer.
— Il faudra agir vite, dit Drefan en faisant un pas en avant. Ainsi, nous réduirons les risques que des soldats soient infectés.
Tous les militaires acquiescèrent.
— Les soldats et les officiers qui nous ont accompagnés aujourd’hui devront rester ici, parce qu’ils peuvent être déjà touchés. Il en ira de même pour tous ceux qui les ont côtoyés depuis.
— Nous nous en occuperons dès ce soir, dit Kerson.
— Parfait, approuva Richard. Les différents groupes devront communiquer, mais oralement, à l’exclusion de toute autre méthode. Pour ce que nous en savons, le parchemin transmet peut-être la maladie… Que les messagers se parlent de loin, surtout. Au moins dix pas, comme la distance qui nous sépare en ce moment.
— Ces précautions ne sont-elles pas exagérées ? demanda un des officiers.
— Il paraîtrait, intervint Drefan, que les malades encore exempts de symptômes – et qui se croient donc en bonne santé – peuvent être repérés parce que leur haleine charrie l’odeur de la peste. (Les militaires tendirent l’oreille.) Mais pour la sentir, il faut approcher tellement qu’on est presque sûr d’être contaminé.
Des murmures coururent parmi les officiers.
— Voilà pourquoi les messagers devront respecter une distance de sécurité, précisa Richard. Ceux qui sont infectés ne risqueront pas de transmettre le mal à un autre groupe. Si on ne prend pas ce type de précautions, inutile de nous donner tant de mal…
» La peste est un poison mortel. En agissant vite, et prudemment, nous sauverons beaucoup de vies. Mais à la moindre négligence, tous les citoyens d’Aydindril et tous les soldats risqueront de mourir en quelques semaines.
— Nous noircissons volontairement le tableau, dit Drefan, parce que minimiser le danger serait suicidaire. Par bonheur, il nous reste certains atouts. Comme le climat, par exemple. Selon ce que je sais, la peste est plus meurtrière en été. Avec ce printemps glacial, elle aura du mal à s’enraciner. C’est un bon point pour nous.
Les officiers soupirèrent de soulagement.
Mais pas Kahlan.
— Encore une chose, ajouta Richard. Les D’Harans sont des hommes d’honneur, et ils agiront en conséquence. Je refuse qu’on mente aux citadins pour éviter une panique. Bien entendu, ce n’est pas une raison pour en rajouter. Ces malheureux auront déjà assez peur comme ça…
» Messires, vous êtes des soldats, et l’ennemi qui nous attaque, bien qu’il soit invisible, n’est pas différent des autres. Le combattre est votre mission !
» Certains hommes devront rester en ville pour aider les habitants et contenir d’éventuelles émeutes. Ce qui est arrivé les nuits de lune rouge ne doit en aucun cas se reproduire. Montrez-vous fermes, mais évitez les violences inutiles. Ces gens sont de notre côté, ne l’oubliez jamais. Il s’agit de les protéger, pas de les mater.
» Nous aurons aussi besoin de fossoyeurs. Si l’épidémie se répand, il sera impossible de brûler tous les cadavres.
— Combien prévoyez-vous de victimes, seigneur Rahl ? demanda un officier.
— Des milliers, répondit Drefan. Peut-être des dizaines de milliers, si ça tourne mal. Voire plus… Jadis, dans une cité de près de cinq cent mille âmes, la peste a tué trois personnes sur quatre en un trimestre.
Au fond de la pièce, un militaire émit un long sifflement.
— Cela nous amène au dernier point, dit Richard. Certains citadins voudront fuir Aydindril pour échapper au danger. Ils ne seront pas très nombreux, parce qu’il est difficile de quitter son foyer et son travail…
» Ces fugitifs devront être arrêtés ! Sinon, la maladie se répandra dans les Contrées, puis elle gagnera D’Hara. Nous pourrons autoriser que des gens sortent de la cité et se réfugient dans les collines. Mais pas question qu’ils aillent plus loin ! C’est aussi pour ça qu’il faudra encercler la ville et sécuriser ses accès. Le périmètre ainsi établi devra être infranchissable.
» Ne vous fiez pas à l’allure des citadins. Ils peuvent avoir l’air en pleine forme et être déjà infectés. En dernier recours, utilisez la force pour empêcher que la peste gagne de nouveaux territoires. Là encore, n’oubliez pas que vous aurez affaire à des malheureux inquiets pour leur famille, pas à des ennemis.
» Ceux qui se réfugieront dans les collines risquent d’être vite à court de nourriture. Conseillez-leur d’en emporter, car ils ne trouveront pas grand-chose autour de la ville. Mourir de faim est guère plus agréable que périr de la peste. Faites-le-leur comprendre, et insistez sur un point : aucun pillage de ferme ne sera toléré ! L’anarchie ne régnera pas en maître !
» Messires, je crois avoir tout dit. Il y a des questions ?
— Ma reine, fit Baldwin, quand partirez-vous avec le seigneur Rahl ? Ce soir, ou demain matin ? Et où irez-vous ?
— Richard et moi ne bougerons pas d’ici, répondit Kahlan.
— Quoi ? Majesté, vous devez fuir le danger ! Que ferions-nous sans vous ?
— Quand nous avons compris de quoi il s’agissait, dit l’Inquisitrice, il était déjà trop tard. Général, nous sommes peut-être atteints…
— Mais c’est peu vraisemblable, précisa Richard, soucieux de rassurer les officiers. De toute façon, je dois rester et tenter de découvrir si la magie peut vaincre le mal. Dans les collines, nous serions inutiles. Ici, nous continuerons à commander…
» Drefan est le haut prêtre des Raug’Moss, des guérisseurs d’harans. La Mère Inquisitrice et moi sommes entre les meilleures mains possibles. Mon frère restera, comme Nadine, pour tenter de soulager les malades.
Alors que les militaires passaient à des questions sur la nourriture et l’intendance, Kahlan vint se placer devant la fenêtre et contempla les flocons de neige malmenés par le vent. Richard avait harangué ses hommes comme à la veille d’une bataille, leur donnant du cœur au ventre. Et comme dans toutes les guerres, la mort serait au bout du compte le seul vainqueur…
Malgré les assurances de Drefan au sujet du temps, l’Inquisitrice savait que le froid, cette fois, ne les sauverait pas. Car cette peste n’était pas comme les autres…
Jagang l’avait lancée sur eux par magie, et il entendait les tuer tous.
Dans l’oubliette, il avait évoqué le Ja’La dh Jin – le Jeu de la Vie –, indigné que Richard ait adouci les règles au point que des enfants puissent y jouer sans risques.
Ces gosses n’étaient pas morts les premiers par hasard. C’était un message.
Si Jagang l’emportait, les règles de la vraie vie ne changeraient pas. Sinon pour devenir plus sauvages encore.